Alors que j’étais à Venise pour une conférence marketing, j’ai remarqué un étrange autocollant sur la porte d’un restaurant. Cet autocollant annonçait fièrement le refus de toute notation TripAdvisor. Cela m’a fait réfléchir au pouvoir que les consommateurs ont pris ces 10 dernières années, au risque de faire peser une pression difficilement supportable à certains commerçants. Un avis négatif représenterait ainsi 10000€ de perte de chiffre d’affaire pour le groupe Pierre & Vacances. On se rappellera aussi de l’affaire rocambolesque du restaurant La Mère Poularde.
Un modèle d’affaires en mutation
Jusque récemment on peut considérer qu’un monopole existait en ce qui concerne la notation des restaurants. Si vous vouliez être conseillé dans votre choix, l’utilisation d’un guide (Michelin, Gault & Millau, Zagat) était incontournable. Ces guides employaient des évaluateurs professionnels pour visiter les restaurants de manière anonyme et les évaluer. Vous achetiez des conseils professionnels formulés sur la base de 3-4 visites par an. D’un point de vue statistique, ce n’était pas vraiment ce qu’il y avait de plus représentatif mais les guides donnaient également la possibilité aux clients de leur remonter des anomalies, incidents qui pouvaient alors déclencher une nouvelle visite. Ce processus de notation est resté en grande partie secret ce qui a généré pas mal de fantasmes de la part des consommateurs. Ces 10 dernières années auront tout changé … vraiment tout. Les ventes du guide Michelin ont été divisées par 5.
D’un modèle qualitatif à un modèle quantitatif
Des sites web comme Tripadvisor ont donné le pouvoir aux clients. Le principe ne semble pas biaisé a priori : la quantité de notes ne serait-elle pas suffisante pour garantir l’objectivité et contrebalancer certaines réactions extrêmes ? Les notes sont données sur Tripadvisor par des gens comme vous et moi, sans aucune expérience professionnelle particulière dans le domaine de la gastronomie. Ils jugent en fonction de leurs propres critères. Cela peut être rassurant au premier abord (parce que le bouche-à-oreille fonctionne sur le même principe), mais à y regarder de plus près ça ne l’est pas. Comme le bouche-à-oreille, les avis postés sur Tripadvisor sont aussi le fruit d’émotions; positives comme négatives. Vous êtes en effet plus susceptible de donner votre avis sur un restaurant si vous avez été très insatisfait ou très satisfait. Ces commentaires manquent alors d’objectivité.
Une économie où les consommateurs ont le pouvoir
Globalement nous vivons aujourd’hui dans un monde où la critique est devenue le travail des clients. Tout a commencé avec Ebay, où les acheteurs évaluent les vendeurs; ça a continué avec les hôtels et restaurants sur Tripadvisor, Booking.com … et aujourd’hui on note même son chauffeur de taxi (dans l’application Uber), une boutique (via Google), ses profs, la personne du call center qui a pris votre appel. Cela a des conséquences inattendues. Certaines personnes perçoivent ces notes comme une pression supplémentaires, en particulier dans les business qui emploient des freelances (comme UberPop). Dans ce cas précis certains chauffeurs craignent tellement les mauvaises notes (qui pourraient nuire à leur « employabilité ») qu’ils adoptent des comportements contre-productifs. Par exemple l’interview d’un chauffeur UberPop a montré que ce dernier, lorsque le trafic l’empêchait d’être à l’heure pour prendre son client, préférait annuler sa course plutôt que d’avoir une mauvaise note.
Mon point de vue
Permettez-moi d’abord d’émettre un avis scientifique sur le phénomène des plateformes d’avis de clients. Il y a quelques années j’ai écrit un article sur la co-création et y ai montré que les entreprises n’avaient eu de cesse de déléguer de plus en plus de tâches aux clients. Dans les années 1970 la co-création était encore appelée « co-production« , dénotant par-là la nature « productive » sous-jacente des tâches effectuées par les clients. Ikea vous demandait par exemple d’assembler un meuble en échange d’un meilleur prix; la collaboration est aujourd’hui d’une tout autre nature. Ne vous attendez pas à un meilleur prix en échange de vos commentaires; au mieux, vous gagnerez un statut de « commentateur » qui flattera votre égo. Pourquoi certaines personnes sont-elles dès tellement motivées à faire ce travail ? Sans doute en raison de la portée (supposée) de leurs commentaires et du sentiment de puissance qu’ils confèrent. Le pouvoir, encore et toujours. Un business s’est donc logiquement développé autour des faux avis qui a poussé Tripadvisor à afficher des mises en garde lorsque des commentaires semblaient suspects. Tout ceci est inquiétant car nombre d’hôtels et restaurants sont devenus dépendants de Tripadvisor et Booking.com : les commentaires déclenchent des réservations sur lesquels les plateformes prennent 10% de commission. Juges et parties ; quelle situation ubuesque. Si vous étiez amené à réaliser une analyse des 5 forces de Porter la composante « pouvoir de négociation » serait rouge de chez rouge … Ne soyons donc pas étonnés que dans ces conditions certaines entreprises se rebellent et cherchent à regagner leur liberté.
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