2 septembre 2020 1228 mots, 5 min. de lecture Dernière mise à jour : 15 mars 2022

Pour étudier le trafic de drogue, il a rencontré des dealers en prison

Par Pierre-Nicolas Schwab Docteur en marketing, directeur de IntoTheMinds
Quel est le point commun entre Sudhir Venkatesh et Teun Voeten ? Tous les deux sont anthropologues et tous les deux ont fréquenté les trafiquants de drogue pour les étudier. Teun Voeten, un photographe/journaliste/anthropologue néerlandais, a publié une thèse de doctorat sur […]

Quel est le point commun entre Sudhir Venkatesh et Teun Voeten ? Tous les deux sont anthropologues et tous les deux ont fréquenté les trafiquants de drogue pour les étudier.

grenade Deurne

Une grenade a explosé à Deurne, où habite Teun Voeten. Il s’agit d’une énième manifestation des trafics de drogue dans cette région.

Teun Voeten, un photographe/journaliste/anthropologue néerlandais, a publié une thèse de doctorat sur les cartels mexicains en 2018. Il vient de récidiver avec un livre sur un phénomène plus local : le trafic de drogue à Anvers, la ville où il réside. Pour les besoins de ce livre intitulé « Drogues : Anvers sous l’emprise des syndicats de la drogue néerlandais », l’auteur a rencontré en prison 15 trafiquants et a retracé leurs motivations pour basculer dans la clandestinité. La démarche de recherche qualitative employée nous donne une excellente excuse pour donner un coup de projecteur sur un auteur aux multiples facettes.

Une méthode de recherche qualitative appliquée à l’étude du trafic de drogue

Ce qui est intéressant dans ce livre (et dans l’étude sous-jacente) c’est la méthodologie qui est employée. Bien sûr Teun Voeten a une expérience certaine dans l’étude des phénomènes liés au trafic de drogue. Dans sa thèse sur les cartels mexicains il a détaillé les mécanismes historiques qui ont abouti à leur ascension et n’a pas fait l’impasse sur le rôle de l’hyper-violence comme outil de « marketing » pour les trafiquants. Il s’est également attardé sur les effets du néolibéralisme sur la croissance des trafics. Mais ce qui retient surtout l’attention dans son livre sur le trafic de drogue à Anvers, c’est la méthode d’étude qu’il a employée. La démarche relève en effet des méthodes d’études qualitatives et est parfaitement adaptée à ce travail d’anthropologie.

meurtre à Ciudad Juarez

Le travail de photo-journalisme de Teun Voeten (ici un meurtre dans la ville la plus dangereuse du monde : Ciudad Juarez) lui a permis d’alimenter son travail de recherche sur les cartels de la drogue mexicains.

En rencontrant en prison des trafiquants, Teun Voeten a été au-delà des « macro » informations disponibles sur le trafic de drogue. Il est rentré dans l’intimité de chaque trafiquant et a pu ainsi retracer des parcours de vie interpellants. Ce n’est pas la première fois que Teun Voeten s’immisce ainsi dans des environnements peu propices. Ceux qui suivent son parcours se souviendront de son livre sur la guerre en Sierra Leone où, pris entre deux feux, il devra se cacher pendant 2 semaines dans la forêt avant de pouvoir s’échapper. Toute aussi extrême fut son expérience de 5 mois où il partagea la vie de SDF vivant dans un tunnel à New-York.

De ses rencontres avec les détenus, Teun Voeten tire des conclusions interpellantes sur les motivations des trafiquants de cocaïne (la drogue pour laquelle Anvers a acquis ses « lettres de noblesse » si vous me permettez cette allusion ironique). Il montre en effet que le basculement dans le trafic de cocaïne n’est pas lié à la pauvreté. Il s’agit plutôt d’un choix délibéré du néo-délinquant : attrait d’un « travail » permettant une grande flexibilité, possibilité d’être son propre patron, gains faciles et achats bling-bling. On sent que le néolibéralisme produit ses effets dans tous les recoins de l’économie, même celle qui est occulte.

Qui est Sudhir Venkatesh ?

Jeune étudiant en sociologie à l’Université de Chicago, Sudhir Venkatsh tombe en 1989 sur un gang de revendeurs de drogue armés qui le kidnappent et le séquestrent. La discussion aidant, Sudhir gagne leur confiance et est relâché le jour suivant. Il obtient également l’autorisation de revenir voir les membres du gang pour leur parler et étudier leur fonctionnement.
De précieuses données sont récoltées, notamment les livres de compte des dealers !
Au fur et à mesure se dessine l’organisation des gangs. Elle suit un modèle classique du retail : le modèle de la franchise. Les petits dealers, franchisés, obtiennent du franchiseur le droit de commercialiser ses produits sur un terrain donné, en utilisant parfois des méthodes (vive le marketing !) précises. La majorité des gains sont rétrocédés au « franchiseur » qui protège le franchisé, ce qui diffère un peu du modèle classique. L’argent va alors, dans une sorte de cascade inversée, alimenter les échelons supérieurs. Dans ce modèle pyramidal beaucoup triment et très peu gagnent très bien leur vie.

Les méthodes qualitatives dans un travail d’anthropologie

L’anthropologie a ceci de fascinant qu’elle permet au chercheur de faire corps avec l’objet de sa recherche. Bien entendu Teun Voeten n’est pas le premier à étudier ainsi le trafic de drogue. On se souviendra que dès 1989, Sudhir Venkatesh, un jeune étudiant en sociologie, étudiera les gangs de Chicago après s’être fait capturer et séquestrer par eux. C’est justement cette proximité qui permet au chercheur de faire corps avec l’objet de sa recherche, d’atteindre un niveau d’intimité normalement inaccessible. Cette intimité fusionnelle est également un danger pour le chercheur qualitatif car elle peut entraîner des biais. Il est donc important, dans toute recherche où le chercheur « participe » à l’action, de documenter précisément ses recherches au jour le jour, de garder une trace écrite et factuelle de ses observations pour éviter les synthèses romancées que d’aucuns pourraient faire a posteriori.

Dans le genre, un travail ethnographique remarquable fut celui de Charles Booth, qui documenta inlassablement la pauvreté de Londres et parvint à la mettre en carte, produisant peut-être la première « data visualisation » de l’histoire.


3 conseils pour votre étude ethnographique

Si vous optez, dans le cadre d’un projet de recherche, pour une approche ethnographique, voici quelques conseils pour garantir le sérieux de votre travail :

  1. S’agissant d’une démarche avant tout qualitative, il est important de choisir un échantillon de répondants dont la variété vous permettra de récolter des points de vues différents. Rappelez-vous que les études qualitatives visent à multiplier les points de vues et les hypothèses de travail. Pour son livre, Teun Voeten n’a pas rencontré que 15 détenus. Il a interrogé près de 100 personnes pour rendre compte d’un phénomène qui implique de nombreuses parties prenantes de la société.
  2. Veillez d’autre part à documenter sur le vif vos observations et à synthétiser très régulièrement vos impressions. Le travail de recherche ne peut en effet se faire que sur une base solide et documenté. En tenant à jour des « carnets d’observation », vous vous assurez de pérenniser les connaissances et surtout de pouvoir porter un regard neuf, a posteriori, sur l’ensemble de votre recherche.
  3. Ne faites pas l’erreur de conclure avant d’avoir fini de consigner vos notes. Votre travail serait sinon entaché de la marque indélébile de vos biais.

Références

Voeten, Teun, and Bart De Wever. Drugs. Antwerpen In De Greep Van Nederlandse Syndicaten. Kalmthout: Van Halewyck, 2020.


Illustrations: credits Shutterstock, Teun Voeten



Publié dans Recherche.

Donnez votre avis

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *