29 avril 2020 1916 mots, 8 min. de lecture Dernière mise à jour : 9 novembre 2023

Une plateforme de streaming belge peut-elle avoir raison de Netflix ?

Par Pierre-Nicolas Schwab Docteur en marketing, directeur de IntoTheMinds
A l’heure du confinement, l’intérêt pour le divertissement augmente. Les Belges cherchent à s’occuper avec des films gratuits, s’intéressent à Netflix. Les chiffres de Google Trends sont formels. Les recherches des Belges depuis le début de la crise du Coronavirus […]

A l’heure du confinement, l’intérêt pour le divertissement augmente. Les Belges cherchent à s’occuper avec des films gratuits, s’intéressent à Netflix. Les chiffres de Google Trends sont formels.

Les recherches des Belges depuis le début de la crise du Coronavirus nous montrent aussi que l’intérêt pour la plateforme Auvio de la RTBF n’a jamais été aussi élevé. Il dépasse même le niveau atteint lors de la dernière coupe du monde de football. Peut-on pour autant en déduire qu’une plateforme belge de distribution de contenus constituerait la solution contre Netflix ? C’est la question qui m’a été posée par la rédaction de Pub.be et à laquelle j’ai répondu de manière synthétique dans le prochain numéro à paraître. Dans le billet d’aujourd’hui je développe et précise mes arguments.

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Évolution des recherches en Belgique sur le moteur de recherche Google pour le mot-clé "Auvio"

Évolution sur 12 mois des recherches en Belgique sur le moteur de recherche Google pour le mot-clé « Auvio »

De nombreux freins semblent compromettre cette heureuse perspective, qui d’ailleurs n’est qu’un élément nécessaire mais pas suffisant de succès.


Sommaire

 

Faits et statistiques

  • les Américains sont abonnés à 3.4 services de streaming en moyenne (source : Vindicia)
  • 70% des Américains et 40% des Anglais avaient un abonnement à au moins un service de streaming en 2019 (source : Vindicia)
  • 1 million : le nombre de Belges abonnés à Netflix
  • Telenet (propriétaire des chaînes de télévision Vier et Vijf en Flandre) et DPG Media s’apprêtent à lancer une plateforme commune en Belgique. La VRT s’est déclarée prête à rejoindre cette alliance.
  • France Télévisions, TF1 et M6 lanceront la plateforme Salto en France le 3 Juin 2020
  • BBC et ITV ont lancé fin 2019 la BritBox
  • En Allemagne ProSiebenSat1 et Discovery ont lancé en 2019 la platefome Joyn (ex 7TV)
  • En Espagne  RTVE, Atresmedia et Mediaset España ont lancé la plateforme LovesTV
  • En Belgique Proximus a lancé sa plateforme Pickx et a été rejoint par la VRT puis par la RTBF

Aspects stratégiques et culturels

Il est déjà trop tard pour une plateforme de streaming belge à l’échelle nationale.
Proximus a lancé Pickx et la VRT y a adhéré en Décembre 209, suivie par la RTBF en janvier 2020. C’était pourtant mal parti.  En Septembre 2019, Philippe Delusinne, le patron de RTL « ne cach[ait] toutefois pas son intérêt par rapport à Proximus Pickx » (source : Pub.be). Et en Février 2020 l’intégration de RTL Play a effectivement été actée.

Telenet et DPG Media préparent leur plateforme qui bénéficiera d’un riche contenu flamand ainsi que de contenus internationaux. Telenet dispose en effet d’un accord de diffusion avec la chaîne américaine HBO (à l’origine notamment de la série à succès Game of Thrones). Les contenus du service public viendront la renforcer puisque la VRT s’est embarquée dans le projet également.
Côté francophone Auvio (RTBF) est plus forte que jamais et est prête à s’ouvrir à des contenus francophones externes : les contenus de TV5, mais également ceux de Uncut (cinéma d’auteur) pour lesquels des négociations seraient en cours.

Chaque nouvel entrant appauvrit le contenu des autres et devient nécessaire dans cet écosystème.

Emmanuel Tourpe, ARTE

Emmanuel Tourpe, Directeur de la programmation des antennes d’ARTE

Emmanuel Tourpe, Directeur de la programmation des antennes d’ARTE

Chacun y va donc de son initiative en espérant former un bloc assez fort pour conquérir des parts de marché. La stratégie recherchée est celle de l’avantage du premier entrant. Comme le dit Emmanuel Tourpe, Directeur de la programmation des antennes d’ARTE, le problème c’est que « chaque nouvel entrant appauvrit le contenu des autres et devient nécessaire dans cet écosystème ». Des économies d’échelle, de « scope », deviennent de moins en moins réalisables avec la multiplication des initiatives particulières.
Et bien entendu, une consolidation de ces plateformes en une seule est hautement improbable. Pour des aspects techniques d’abord et pour des aspects stratégiques ensuite qui ne seront pas sans rappeler l’échec du projet d’identifiant unique belge Media ID.


Critères de choix pour une plateforme de streaming

Les offres de streaming se multiplient donc, et pas seulement au niveau local. Au niveau international on pourrait citer pêle-mêle : Amazon Prime Video, Disney+, AppleTV+. WarnerMedia prépare le lancement de HBO Max et Comcast NBCUniversal celui de Peacock. Aux Etats-Unis, Disney+ a convaincu 24 millions de foyers en 1 mois. L’Europe étant un relais de croissance pour toutes ces plateformes, elles débarqueront forcément chez nous (Disney+ est d’ailleurs annoncé pour cet été en Belgique).
Un problème demeure toutefois. Même avec plusieurs abonnements, un individu ne peut consommer qu’un seul programme à la fois. L’exemple américain nous montre cependant que plusieurs abonnements peuvent coexister (3,4 d’après l’étude de Vindicia). Mais dans la période de disette économique qui s’annonce, est-il raisonnable de parier sur une augmentation des dépenses des consommateurs pour une nouvelle plateforme de streaming payant ? Si le consommateur doit faire un choix (parce qu’il a besoin de distraction) on peut parier qu’il se portera sur une option sûre en matière de variété, de quantité et de qualité perçue des contenus. On pourrait bien sûr évoquer Amazon mais c’est Netflix qui vient immédiatement à l’esprit.  Car au-delà de sa plateforme de diffusion, Netflix est également devenu une vraie marque de fabrique avec ses contenus propres.

A y bien regarder Netflix est la plateforme de streaming qui remplit le mieux les critères de satisfaction et de fidélisation des clients. L’étude Vindicia en identifie 5 (par ordre décroissant d’importance) :

  • quantité de contenus disponibles
  • ratio valeur perçue / prix payé (« value for money »)
  • facilité pour trouver du contenu à regarder : Netflix remporte la palme grâce à ses algorithmes de recommandation dont nous avons amplement parlé sur ce blog
  • contenu original intéressant
  • nouveaux shows

 

Quelles solutions pour lutter contre Netflix ?

Il n’y a pas de solution miracle pour lutter contre Netflix : il y a un ensemble d’actions à prendre pour se donner une chance de cohabiter. J’insiste sur ce terme : « cohabiter ». Il est pour moi essentiel et explique une partie du succès d’une chaîne comme ARTE. De mes échanges dans la préparation de cet article (notamment avec Emmanuel Tourpe, Directeur de la programmation des antennes d’ARTE), 3 axes émergent.

Miser sur une identité de langue

En Belgique, la Flandre me semble mieux armée que la partie francophone pour lutter contre Netflix. La production de contenus très différenciants, empreint de culture flamande, est un atout indéniable pour les chaînes du nord du pays. Les téléspectateurs flamands veulent ce contenu mais Netflix n’est pas le mieux placé pour le produire et la taille du marché ne rendrait pas rentable ce genre d’opération. Une plateforme de streaming flamande peut donc tirer son épingle du jeu et coexister sans problème avec Netflix. Et la plateforme qui se dessine c’est celle initiée par Telenet, DPG Media à laquelle la VRT est prête à se joindre. La plateforme de streaming flamande s’annonce donc sous les meilleurs auspices.
La situation n’est pas la même au sud du pays. La culture francophone n’est pas ancrée dans la consommation média comme celle flamande l’est au nord. Il faut impérativement créer un front commun francophone, au-delà des frontières belges, pour coexister avec les plateformes de streaming généralistes. La crise du Coronavirus et l’appétence pour l’information offrent un tremplin intéressant tout comme d’autres contenus de niche. L’agrégation de ces différents besoins de niche peut permettre au final de créer une plateforme solide et différente, jouant sur la satisfaction de besoins complémentaires au divertissement. La RTBF l’a bien compris qui « ouvre » sa plateforme Auvio à d’autres (TV5, cinéma d’auteur via Uncut) et n’exclut pas d’en faire un véhicule juridique à part.

Renoncer à une stratégie individuelle

Une stratégie de plateforme partagée réussie impose de renoncer à une stratégie de plateforme individuelle. En effet, comme le souligne Emmanuel Tourpe, « Chaque participant à une plateforme commune doit choisir soit d’y mettre des contenus de moindre importance, soit de perdre des droits de preview ou replay sur sa plateforme propriétaire ». Renoncer à une plateforme propriétaire peut être un choix intelligent pour de petits producteurs de contenus (cf. AB3 désormais disponible sur Auvio) mais est contradictoire pour une chaîne comme RTL Belgium. Cette dernière profite d’un côté des développements techniques faits à l’étranger notamment par M6 ; de l’autre Philippe Delusinne semblait mettre en avant RTLplay comme un atout stratégique dans la défense de ses parts de marché dans un entretien de Janvier 2020. Si le rapprochement au sein de la Pickx fait sens, un rapprochement similaire en OTT (Over-The-Top) est hautement improbable.

S’ouvrir à d’autres audiences grâce aux traductions

Il faut savoir penser en dehors des besoins couverts par Netflix (le divertissement pur) pour activer d’autres besoins, attirer les abonnés et les fidéliser. ARTE (dont l’audience atteint des records historiques) a très bien su investir le créneau de la culture et des documentaires de qualité. Mais l’intelligence de la direction a aussi été d’investir très tôt dans la mise à disposition de ce contenu dans d’autres langues. L’exemple de « Casa de Papel » montre que des contenus locaux peuvent très bien s’exporter, d’autant plus lorsqu’ils touchent à la culture. C’est une façon intelligente de « recycler » son contenu pour aller chercher des relais de croissance sur de nouveaux territoires. Dans la même veine, la production de contenu en collaboration avec des homologues internationaux est également un moyen de multiplier les débouchés. L’Alliance, le regroupement créé entre ZDF, France Télévisions et RAI pour produire du contenu, me semble aller dans ce sens.

Conclusions

On voit donc à l’aune de cette analyse que l’éventualité d’une plateforme belge de streaming est purement utopique et n’est d’ailleurs plus d’actualité. En effet une plateforme flamande est déjà sur les rails et un rapprochement avec le sud du pays est exclu.

Pour le sud le salut ne peut venir que d’une plateforme qui englobe des médias internationaux francophones dans un premier temps. Dans un second temps il est indispensable de réfléchir à une alliance plus large, portée par l’exemple par l’UER (Union Européenne des Radios-Télévisions), pour fédérer des diffuseurs « culturellement homogènes ». Alors une politique de traductions volontaire, centrée sur les contenus les plus facilement transposables, pourra être lancée afin de mettre des contenus de qualité, nouveaux, différenciants, à la portée de nouveaux publics. Ce n’est qu’à ce prix que la politique expansionniste de Netflix pourra être contrée et qu’une alternative crédible verra le jour.

Images d’illustration : shutterstock



Publié dans Stratégie.

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