22 juin 2020 1757 mots, 8 min. de lecture Dernière mise à jour : 26 août 2021

Après COVID-19 : Le télétravail est un danger pour l’innovation

Par Pierre-Nicolas Schwab Docteur en marketing, directeur de IntoTheMinds
Le télétravail s’est imposé pendant la crise du Covid. Mais il n’a pas que des avantages. Le passage à un mode télétravail à 100%, rêvé par certains, serait d’ailleurs une catastrophe pour l’innovation. Si vous n’avez que 30 secondes La […]

Le télétravail s’est imposé pendant la crise du Covid. Mais il n’a pas que des avantages. Le passage à un mode télétravail à 100%, rêvé par certains, serait d’ailleurs une catastrophe pour l’innovation.

Si vous n’avez que 30 secondes

  • La concentration des individus à un même endroit est corrélée à la capacité de création et d’innovation
  • Les contacts informels sont essentiels pour faire naître la capacité à recombiner les informations et aboutir à l’innovation
  • Le télétravail empêche les contacts informels et ralentit l’émergence d’idées novatrices.
  • Diffuser une idée novatrice requiert des aptitudes à convaincre. Ces aptitudes se basent en partie sur la transmission d’émotions non verbales.

Sommaire


Introduction

Pour montrer les défauts du télétravail dans une perspective d’innovation au sein de l’entreprise, je vais procéder comme suit. Je vais d’abord montrer que l’innovation est un processus collectif. Pour la favoriser il faut à la fois concentrer les individus et favoriser leurs interactions. Dans un second temps je montrerai que pour s’épanouir, l’innovation a besoin d’un environnement positif et j’établirai que le télétravail a des effets qui sont opposés à la poursuite de cet objectif.

Afin de m’éviter les critiques des défenseurs du travail à distance, je précise d’emblée que cette démonstration ne vaut que pour le télétravail à 100%, c’est-à-dire un mode de travail entièrement nomade.


La concentration d’individus est essentielle pour la créativité est l’innovation

Dans ses travaux, Geoffrey West démontre que les villes sont comme des organismes vivants. Elles obéissent aux mêmes règles biologiques et dégagent des économies d’échelle pour tout, sauf la créativité. La créativité « accélère » avec la taille des villes. Pour reprendre les mots du neuropsychiatre Boris Cyrulnik: « Nos cerveaux sont fondamentalement bâtis pour être reliés à d’autres cerveaux. »


Nos cerveaux sont fondamentalement bâtis pour être reliés à d’autres cerveaux.

Boris Cyrulnik


Avant lui, dans les années 1990, le Japonais Nonaka a développé le modèle SECI ( (Socialization, Externalization, Combination, Internalization) pour expliquer la création et la diffusion du savoir. Il montre que les nouvelles connaissances ne sont pas seulement issues de la pensée d’un seul individu (le mythe du visionnaire isolé). La communication au sein de l’entreprise est en fait cruciale pour innover. Comme l’écrivent Tsuji et al. (2019), « les cadres doivent comprendre l’avantage d’une communication en face-à-face, car elle concerne non seulement les individus mais aussi la capacité et la productivité de l’ensemble de l’organisation. » (« executives have to understand the benefit of face-to-face communication because it affects not only individuals but also the capability and productivity of the entire organization »).


Les réseaux sont essentiels à l’innovation

Le modèle de Nonaka est confirmé par Steven Johnson dans son livre « Where good ideas come from: a natural history of innovation » (résumé disponible ici). Les bonnes idées ne naissent pas dans la tête d’un individu isolé. Au contraire, les bonnes idées sont le résultat d’interactions avec l’extérieur, plus précisément de l’interaction sociale. Steven Johnson distille au travers de son livre cette idée récurrente que les éclairs d’inspiration, ces moments « eurêka » comme on les appelle, surviennent très rarement lorsqu’on est seul dans son laboratoire (ou dans son bureau). Les idées naissent des conversations, notamment informelles, avec d’autres personnes, des collègues, des amis, des proches. Vous retrouverez dans cet article d’autres exemples de l’effet démultiplicateur, sur l’innovation, de la réunion d’esprits féconds. Cet effet de réseau n’est pas sans rappeler le rôle des « maillons faibles » dans l’inhibition des bulles de filtres.

L’effet de réseau sur le processus d’innovation est également mis en avant par Perry-Smith et Manucci (2017). Les auteurs découpent le processus d’innovation en 4 phases (voir tableau ci-dessous) :

  • la génération de l’idée
  • l’élaboration de l’idée
  • la promotion de l’idée
  • l’implémentation de l’idée

Dans chacune de ces phases, le rôle des interactions au sein d’un réseau (d’entreprise) est essentiel.
Dans la phase 1 (génération de l’idée) la flexibilité cognitive de l’individu et sa capacité à associer des éléments issus de domaines différents jouent un rôle majeur. Les interactions permettent à l’individu d’acquérir des informations dont il se servira ensuite, parfois des décennies après. C’est ce que Steven Johnson appelle les « possible adjacents », cette mise en relation d’éléments distants, a priori non reliés entre eux, par un individu.
Dans la phase 2, les interactions sociales sont également essentielles. L’individu isolé n’est plus à la manœuvre car il s’agit de faire mûrir l’idée de base, de l’améliorer.
La phase 3 n’est quant à elle qu’une suite d’interactions puisqu’il faut convaincre, faire la promotion de l’idée. Communiquer son enthousiasme est essentiel pour convaincre son audience. Et cela ne peut se faire qu’avec les 5 sens en éveil.


Dès 2017 IBM a rappelé ses employés au bureau avec l’ambition d’accélérer le rythme de travail et l’innovation.


On doit être physiquement présent pour faire avancer le processus d’innovation

Il ressort des paragraphes précédents que des interactions physiques d’une part, et des contacts informels d’autre part, sont des facteurs qui contribuent à l’innovation. Il faut dès lors s’interroger sur l’impact que du télétravail sur ces 2 facteurs. Les contacts informels sont un catalyseur de l’innovation car ils permettent de faire le lien entre des idées et des besoins distants. La question à se poser ici est la suivante : est-il possible d’avoir le même niveau d’interactions informelles en télétravail qu’en présentiel ? Il apparaît que des entreprises, et non des moindres, ont déjà expérimenté le télétravail à grande échelle et ont tiré des conclusions que nous ferions bien de ne pas oublier.

Dans un grand élan d’enthousiasme, les théoriciens du télétravail on effet prôné les vertus de la crise du Covid. Le travail à distance n’aurait que de bons côtés. Les cadres, concentrés jusqu’à présent dans les villes, se sont alors mis à rêver à une vie à la campagne et à une activité professionnelle délocalisée. Le recours massif aux solutions de téléconférence aurait en effet prouvé l’inutilité des déplacements, de la présence physique au bureau. Si les avantages sont bien perçus par les employés (cf. Marshall-Cam, 2019), certains inconvénients ne doivent pas être passés sous silence. Il est d’ailleurs ironique de penser que de grandes entreprises n’ont pas attendu la crise du Covid pour tester le télétravail et ensuite faire marche arrière. Ainsi, déjà en 2018, IBM a redécouvert les vertus du travail présentiel. Un article du Wall Street Journal se fait ainsi l’écho d’un rétropédalage généralisé : « Les dirigeants affirment que le fait de placer les travailleurs dans le même espace physique accélère la vitesse du travail et suscite l’innovation. ». Yahoo avait dès 2013 entamé un mouvement similaire de retour vers le bureau.


Impact psychologique du télétravail

Enfin, être créatif requiert que le climat soit propice. Lorsque l’environnement est anxiogène, stressant, les capacités cognitives sont toutes concentrées sur d’autres processus. Et ces processus ne sont pas compatibles avec la sérénité requise pour l’innovation. De manière générale, on a vu que la crise du Covid avait élevé de manière substantielle le niveau d’anxiété des populations. L’impact psychologique du travail à distance n’est pas non plus anodin.

Une étude comme celle de Tsuji et al. (2019) montre que les interactions physiques permettent de préserver son capital psychologique. Ces interactions, réelles et non virtuelles, contribuent au bien-être de l’employé(e). Ce résultat trouve un écho dans l’étude de Marshall-Camm (2019, pp.133-134). L’autrice a étudié la mise en place du télétravail dans un département de la fonction publique anglaise. Elle souligne, en ligne avec d’autres études (Forester, 1989; Mokhtarian et al., 1998; Wilton, Páez & Scott, 2011), que l’isolement (à la maison) est un facteur qui motive les employés à retourner au bureau

Le télétravail a donc des effets psychologiques qui sont loin d’être anodins et qui inhibent encore un peu plus la capacité d’innovation des individus et de l’entreprise toute entière.


Conclusion

La crise du Covid a accéléré l’acceptation et la transition vers le télétravail. Les employés, séduits sur le court-terme par ce nouveau mode de travail, le plébiscitent. Si ces formes de mise en œuvre peuvent différer grandement (d’un télétravail partiel à un télétravail total), il ne faut toutefois pas négliger les conséquences négatives sur l’entreprise que la distance entre employés peut entraîner. En raréfiant les contacts informels entre employés, en supprimant l’utilisation de certains sens dans la communication, le télétravail représente un risque pour la capacité d’innovation des entreprises. Les idées naissent, se développent et s’implémentent en effet en tirant parti des contacts informels entre employés, et de l’activation du réseau ainsi constitué au sein de l’entreprise.


Sources

Cyrulnik, B., Bustany, P., Oughourlian, J. M., André, C., Janssen, T., & Van Eersel, P. (2012). Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner: entretiens avec Patrice Van Eersel. Albin Michel.

Haddad, H., Lyons, G., & Chatterjee, K. (2009). An examination of determinants influencing the desire for and frequency of part-day and whole-day homeworking. Journal of Transport Geography, 17(2), 124-133.

Marshall-Camm, J. (2019). A critical reflection on the introduction and implementation of a homeworking policy in a United Kingdom government department (Doctoral dissertation, Lancaster University).

Perry-Smith, J. E., & Mannucci, P. V. (2017). From creativity to innovation: The social network drivers of the four phases of the idea journey. Academy of Management Review, 42(1), 53-79.

Simons, J. (2017). IBM, A pioneer of remote work, Calls workers back to the office. Wall Street Journal.

Tsuji, S., Sato, N., Yano, K., Broad, J., & Luthans, F. (2019, October). Employees’ Wearable Measure of Face-to-Face Communication Relates to Their Positive Psychological Capital, Well-Being. In IEEE/WIC/ACM International Conference on Web Intelligence-Companion Volume (pp. 14-20).



Images d’illustration : Shutterstock



Publié dans Innovation.

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