Le business model de l’abonnement change … et pas forcément en bien

Le business model de l’abonnement change … et pas forcément en bien

Un pas de plus vers le consumérisme. Nous n’avons de cesse de dématérialiser toujours plus la propriété et cette fois-ci c’est Nike qui a franchi un palier supplémentaire en proposant des baskets sur abonnement. Le Nike Adventure Club, réservé pour le moment aux États-Unis et destiné aux enfants de 2 à 10 ans, propose des formules d’abonnement pouvant atteindre 50$ par mois et permettant de recevoir jusqu’à 12 paires de baskets par an accompagnées de matériel promotionnel tel que brochure, autocollants, etc … Si la stratégie affichée de Nike est bien entendu de fidéliser dès le plus jeune âge des consommateurs de plus en plus volatils, cette forme de vente récurrente suscite également des questionnements en termes éthiques et sociétaux. Dans un monde qui vit à crédit (financièrement et écologiquement) est-il admissible de « pousser » ainsi à la consommation. Sous couvert d’arguments nécessairement fallacieux (encourager les activités des enfants en leur mettant du matériel neuf à disposition) les parents aimants sont entraînés dans un modèle de vente (l’abonnement) qui les déresponsabilise. Le business model de l’abonnement n’a pourtant pas toujours eu que des aspects négatifs. C’est l’objet de l’article d’aujourd’hui dans lequel je m’interroge sur la genèse de cette forme de vente et son évolution actuelle.

L’abonnement, un business model ancien

Le principe de l’abonnement n’a rien de nouveau. La manière de l’appréhender si.

Le principe de l’abonnement remonte sans doute aux principes de la souscription, un modèle d’affaires (de nos jours on dit « business model ») qui permet à celui qui en est à l’origine de s’assurer un flux régulier de revenus et d’assurer la pérennité de son affaire.

minéralogie par Casimir Christoph Schmiedel

Casimir Christoph Schmiedel publia en 1753 un livre composé de planches en couleur qui étaient envoyées une par une aux souscripteurs. Près de 250 ans après sa parution, seuls 3 exemples complets ont survécu.

Si les magazines ont forgé le modèle par abonnement, on se souviendra également que, bien avant eux, des livres (notamment scientifiques) étaient édités sur la base de l’abonnement (on disait alors souscription) et un certain nombre de pages ou de planches étaient envoyées au souscripteur chaque mois ou chaque année. Le système perdurera longtemps, William Sheriff Curtis, le célèbre photographe américain, s’assurant grâce à la souscription les revenus nécessaires à la publication de son ouvrage monumental sur les indiens d’Amérique.

En résumé, l’abonnement (ou souscription) assurait au créateur des rentrées financières nécessaires à l’achèvement de son œuvre. Pour faire un parallèle plus audacieux, on pourrait rapprocher de ce modèle le travail des peintres de cour. Ces derniers se mettaient en effet au service d’un protecteur qui, grâce à une allocation régulière, s’assurait de la fidélité de l’artiste et de sa production régulière (l’abonnement) à cette différence près que l’objet même de l’abonnement était souvent décidé par l’abonné. En effet, le plus souvent c’est le « protecteur » de l’artiste qui orientait son travail, lui commandant tel ou tel sujet (souvent à sa gloire personnelle). La relation, perpétuelle, ne s’arrêtait en théorie que lorsque l’un ou l’autre protagoniste mourait.

La Camera Degli Sposi

La Camera Degli Sposi, peinte par Andrea Mantegna lorsqu’il était au service du marquis de Mantoue.

Ce type d’abonnement perpétuel n’existe plus, même si j’ai connaissance de quelques exceptions :

  • The Mineralogical Record, un magazine spécialisé américain, proposait à son lancement dans les années 1970, contre une forte somme d’argent, de recevoir le magazine à vie. Il s’agissait d’un pari sur l’avenir qui s’est révélé d’ailleurs payant pour ceux qui s’y sont risqués.
  • The Brussels Beer Project proposait à son lancement un système par abonnement qui permettait de recevoir à vie un certain nombre de bouteilles de bières chaque année
  • American Airlines a proposé des abonnements à vie permettant de voyager de manière illimitée. Elle n’a eu de cesse de se débarrasser des clients « abonnés » après avoir découvert ce que ces derniers coûtaient à l’entreprise (voir notre récit de cette incroyable erreur ici).

Transition de l’objet pérenne à l’objet de consommation

La différence essentielle entre les abonnements d’alors et ceux d’aujourd’hui concerne l’essence même de ce qui est vendu. Alors que les objets vendus par abonnement il y a plus de 10 ans avaient pour vocation d’être conservés, aujourd’hui on consomme par abonnement. La raison d’être de l’abonnement, alors, était de constituer une collection d’objets dont le sens se formait au travers de la série qu’ils constituaient. Aujourd’hui il n’est plus question de créer du sens à travers l’abonnement mais uniquement de faire consommer et d’asservir le consommateur à travers la répétition.

Certaines collections ont d’ailleurs été bâties sur abonnement. On se souviendra que certaines maisons d’édition s’étaient spécialisées dans ce domaine, proposant objets ou livres sur un rythme hebdomadaire ou mensuel. Ce type de marketing a permis de bâtir des empires de l’édition. Le modèle de l’abonnement s’est développé également d’une manière moins « industrielle » à d’autres collections. Certaines sociétés proposaient par exemple aux amateurs de minéraux de recevoir des échantillons par abonnement afin de compléter leur collection. C’est de l’accumulation que naissait le sens de la collection, de la recherche de l’exhaustivité. La recherche de la qualité et de l’esthétisme aura sonné le glas de ce modèle de collection qui subsiste encore dans d’autres domaines, par exemple la philatélie.

Business model : les différents types d’abonnements

Abonnement pour les produits dématérialisés

Le modèle par abonnement s’est d’abord imposé dans le logiciel. Le produit étant déjà dématérialisé, il était relativement naturel de pousser le modèle un peu plus loin en passant à l’abonnement. Si on peut regretter l’époque des licences perpétuelles, on ne peut occulter que l’abonné retire une valeur non négligeable (mises-à-jour, nouvelles versions) que le modèle précédant n’offrait pas ou seulement de manière limitée. Mais au final je trouve que dans la plupart des cas le « deal » est assez intéressant. Prenez par exemple Adobe. Certains de ses logiciels spécialisés sont devenus indispensables à des secteurs d’activité tout entiers : Photoshop pour les graphistes, Lightroom pour les photographes, Premiere pour les vidéastes. Ces logiciels étaient inaccessibles (en termes de prix) au commun des mortels ce qui a poussé la société à proposer des versions expurgées de certaines fonctionnalités (Photoshop Elements et Premiere Elements). Aujourd’hui, grâce au système d’abonnement, chacun peut s’offrir Photoshop ou Premiere. La flexibilité de l’abonnement permet également de satisfaire un besoin précis au meilleur prix. Si vous n’avez besoin d’un logiciel particulier que pendant quelques mois, le modèle par abonnement est imbattable. Pour ces raisons, et dans les cas de figures des services informatiques dématérialisés, le système par abonnement me semble être un business model qui apporte beaucoup de valeur à toutes les parties prenantes.

Le "Dash Button" d'Amazon

Le « Dash Button » d’Amazon permettait de commander directement des produits d’utilisation récurrente. Crédits : Shutterstock

Abonnement pour les achats récurrents

Le modèle par abonnement s’est également étendu aux achats récurrents : lessive, café, … en gros les 80% de produits de consommation courante que nous achetons chaque semaine ou chaque mois. L’idée était ici de créer de la valeur pour le consommateur en lui épargnant la corvée des achats répétitifs et en automatisant la livraison. Là encore, difficile de nier que la prise en charge automatique de ces achats récurrents présentait un certain attrait pour le consommateur. Amazon s’est engouffré dans le créneau avec ses « boutons Dash » décliné ensuite en de multiples variantes. Il a finalement décidé d’en stopper la diffusion cette année (voir cet article de Techcrunch pour plus d’informations). Le rêve capitaliste d’un approvisionnement automatisé du consommateur final a également envahi Nespresso.  Dans un article que nous avions consacré à sa nouvelle ligne de machines connectées, nous avions anticipé la création d’une livraison automatisée des capsules. Et voilà qu’en Septembre 2019 Nespresso annonce le lancement de ses formules par abonnement : la machine à 1€ et 19€ ou 29€ d’abonnement mensuels pour recevoir vos capsules à domicile.

L'abonnement Nespresso

La formule par abonnement lancée par Nespresso permet de recevoir ses capsules pour un prix fixe chaque mois.

Nike Adventure Club

La formule par abonnement du Nike Adventure Club permet de recevoir une nouvelle paire de baskets tous les mois ou tous les 3 mois.

Abonnement pour les achats de biens durables

Et voici qu’aujourd’hui l’abonnement s’applique à des biens durables (les baskets du Nike Adventure Club). Le modèle par abonnement transforme ces objets durables en biens de consommation périssables. Dans une volonté de toujours vendre plus, de s’accaparer des parts de marché auprès d’un public jeune de plus en plus infidèle, on noie donc le consommateur sous une vague de produits dont l’abondance n’est plus en relation avec le besoin. Dans le phénomène de consumérisme, cette surabondance était déjà légion, mais elle était décidée par le consommateur. En d’autres termes c’est le consommateur qui décidait de ce dont il avait besoin et en quelles quantités. Dans le modèle par abonnement, c’est la marque qui « pousse » les produits vers le consommateur, qu’il en ait besoin au moment t ou pas. Il me semble que cela constitue un changement majeur, et pas forcément un signe positif à l’heure où les ressources de la planète s’épuisent.

En résumé

Au final on voit donc une évolution assez évidente de la finalité même du business model de l’abonnement. D’un business model au service du créateur (lui permettant de réduire les risques inhérents à la production de son travail sur le long terme), le modèle s’est transformé petit à petit pour finalement asservir le consommateur (l’exemple du Nike Adventure Club). Le retournement du pouvoir est donc radical. Dans les modèles par abonnement les plus anciens c’est le fournisseur (écrivain, peintre, startup) qui avait besoin du consommateur pour garantir son avenir et lui proposait donc un « deal » alléchant en échange du versement d’une somme régulière d’argent. Dans le modèle d’affaire par abonnement proposé par le Nike Adventure Club c’est l’entreprise qui est en position de force et qui « pousse » littéralement les produits chez le consommateur, que ce dernier en ait besoin ou pas. Sous couvert d’arguments fallacieux (faire découvrir de nouvelles activités aux enfants), Nike a en fait comme buts à long-terme 1) d’habituer les plus jeunes à sa marque et 2) d’éviter que les parents achètent chez les concurrents en leur fournissant, avant même que le besoin ne se manifeste, des quantités surabondantes de produits.

Dans la bataille pour les parts de marché tous les coups, même ceux qui sont mauvais pour la planète, sont permis.


Publié dans Stratégie.