6 mai 2019 1418 mots, 6 min. de lecture

Reconnaissance faciale : un outil de mesure de la satisfaction client ?

Par Pierre-Nicolas Schwab Docteur en marketing, directeur de IntoTheMinds
Lors d’une émission récente sur une chaîne de télévision française (BFMTV), Paul Hermelin, le grand patron de Cap Gemini, s’est confié sur les grandes technologiques actuelles qui impactait son groupe et a évoqué un projet qui m’a fait bondir. Avec l’aide […]

Lors d’une émission récente sur une chaîne de télévision française (BFMTV), Paul Hermelin, le grand patron de Cap Gemini, s’est confié sur les grandes technologiques actuelles qui impactait son groupe et a évoqué un projet qui m’a fait bondir. Avec l’aide de Cap Gemini, un croisiériste aurait mis en place un système de reconnaissance faciale permettant de mesurer les émotions de ses clients à bord du ou des navire(s) et ainsi de mesurer la satisfaction client. Pour reprendre les mots de Paul Hermelin lors de cette émission :

« [Cap Gemini] fait un programme de reconnaissance des visages pour une entreprise de croisière aux Caraïbes qui vérifie sur le visage de ses clients s’ils sont contents ou pas et qui ajuste ses programmes en fonction de la satisfaction qu’on mesure sur le visage ».

L’évocation de ce projet (dont je n’ai trouvé aucun trace sur internet) m’a fait bondir car elle fait s’entrechoquer les souvenirs de publications que nous avons consacrées à des sujets qui ici semblent se combiner : de la nature personnelle des émotions, la reconnaissance faciale en supermarchés à des fins de pricing dynamique, et l’interprétation de la satisfaction client sur la base des données biologiques.

Sommaire

  1. la détection des émotions grâce à la reconnaissance faciale
  2. la reconnaissance faciale au service de la satisfaction client
  3. mesurer les émotions sur le visage
  4. transformer la mesure d’une émotion en mesure de la satisfaction client
  5. conclusion

Détecter les émotions grâce à la reconnaissance faciale

La méthode n’est pas neuve et est d’ailleurs implémentée dans de nombreux environnements. Elle fait pourtant débat.
La reconnaissance faciale permet d’identifier des individus (vous en avez peut-être fait l’expérience aux points de contrôles dans les aéroports) au risque parfois de dérives totalitaires (le cas de la Chine qui veut « ficher » ses citoyens et les noter). Si les utilisateurs se soumettent parfois à cette technologie en toute connaissance de cause (contrôles aux frontières par exemple), leur usage peut également être plus insidieux. Nous avons parlé du cas des rayonnages intelligents de supermarchés qui posent des questions éthiques si les prix venaient à varier en fonction du consommateur qui se trouve devant (on crie aujourd’hui au scandale mais le concept de prix unique n’est finalement pas si récent que ça comme nous le rappelions dans cet article sur Frank Woolworth), voire des questions juridiques quand la personnalisation d’un contenu se fait à l’insu de la personne (le cas désormais célèbre de la publicité qui s’adapte à vos émotions).
Quel que soit le cas d’usage il convient de bien informer les personnes qui peuvent être sujettes à de telles analyses automatisées et s’interroger sur l’apport réelle de la technologie employée pour le client final. Je n’aurais de cesse de répéter que la technologie doit être utilisée à bon escient et doit d’abord et avant tout contribuer à l’augmentation de la satisfaction du client. Venons-en donc au cas qui nous intéresse aujourd’hui : le passage de la reconnaissance faciale à la satisfaction client.

La reconnaissance faciale au service de la satisfaction client

Dans l’interview qu’il donna Paul Hermelin évoquait donc un cas d’usage dont je n’avais jamais entendu parler auparavant. La reconnaissance faciale serait utilisée pour détecter les émotions des passagers d’un bateau et ainsi interpréter leur niveau de satisfaction. Il citait même la possibilité de changer les menus et d’adapter les activités en cas de baisse détectée de la satisfaction client.

Mesurer les émotions sur un visage

Intéressons-nous tout d’abord à la première partie du dispositif : le passage d’une émotion mesurée sur un visage à l’évaluation d’une satisfaction. Notons tout d’abord que notre corps tout entier est le reflet de nos émotions. Notre organisme est gouverné par des algorithmes biologiques qui déterminent les réactions de notre corps, en particulier les mimiques de notre visage. Il n’y a donc rien d’incongru à vouloir mesurer les émotions sur un visage et les algorithmes spécialisés dans ce domaine sont nombreux. Pour vous en convaincre je vous invite à lire cet article ou à visionner la vidéo ci-dessous. Les mentalistes sont passés maîtres dans la lecture et l’interprétation des réactions corporelles et je n’ai donc aucun doute sur les capacités d’un ordinateur à faire le même travail. Mais comment passer d’une émotion à la mesure de la satisfaction ?

Transformer la mesure d’une émotion en mesure de la satisfaction client

Tout se complique lorsqu’on doit traduire une émotion en un niveau de satisfaction client. D’ailleurs, à bien y réfléchir, j’ai les plus grands doutes sur la faisabilité même de cette idée.
Les émotions sont en effet des événements fugaces par nature. Elles peuvent certes être interprétées facilement pour certains mouvements très reconnaissables du visage comme ceux qui ont fait l’objet du travail du sculpteur autrichien Franz Xaver Messerschmidt. Mais dans la majorité des cas les émotions se traduisent sur notre visage sous forme de mouvements difficilement perceptibles : une mâchoire qui se crispe, un muscle qui se tend, un sourcil qui se relève. Dans l’hypothèse où un algorithme existerait qui permettrait d’automatiser interprétation de l’ensemble des micro-mouvements du visage, son utilisation dans un environnement qui ne soit pas celui d’un laboratoire me semble compromise pour au moins deux raisons : résolution et temps de calcul.

Une des fameuses sculptures de Franz Xaver Messerschmidt (crédits : Flickr / Jerzy Kociatkiewicz)

Détecter des micro mouvements requiert en effet que les images analysées soient de particulièrement bonne qualité et donc de haute résolution. Je vous laisse imaginer ce que cela signifierait pour un environnement comme un bateau où se trouvent des centaines voire des milliers de personnes. Ensuite il faudrait une puissance de calcul importante pour analyser l’ensemble de ces visages et leurs mouvements. Mais ce n’est pas tout. J’ai encore deux arguments imparables qui me poussent à dire que les propos avancés par Paul Hermelin relèvent plus de la prospective que de la réalité.
Tout d’abord nos visages sont animés en permanence de micro-mouvements qui ne reflètent pas forcément un état de satisfaction / insatisfaction. A l’échelle d’un système informatique cela s’appelle du bruit. La présence trop importante de bruit remet en cause la faisabilité même du système. Deuxième argument et non des moindres, les émotions étant fugaces, comment un système aussi perfectionné soit-il, pourrait-il saisir l’instant parmi tant d’autres durant lequel l’émotion exprimée est véritablement le reflet d’une satisfaction / insatisfaction ? C’est pourtant la que si niche la clé de la corrélation entre satisfaction et émotion.

Conclusion : il n’est pas possible de concevoir un système fiable liant les émotions à la satisfaction client

Pour résumer voici les 4 arguments qui me poussent à affirmer que Paul Hermelin a sur-vendu ce que pourrait avoir fait Cap Gemini.

  1. Les émotions s’expriment sur le visage principalement sous forme de micro-mouvements dont l’interprétation n’est actuellement pas disponible sous forme d’algorithme. Les seuls algorithmes permettant l’analyse des émotions se bornent à reconnaître des mouvements facilement reconnaissables (un large sourire par exemple)
  2. La reconnaissance de micro-mouvements du visage nécessiterait des images en très haute résolution ce qui est possible en laboratoire mais hautement improbable à l’heure actuelle dans des environnements de travail classiques.
  3. L’analyse d’images en très haute résolution (a fortiori pour les centaines voire milliers de passagers d’un bateau) nécessiterait une puissance de calcul excessivement importante
  4. La fugacité des émotions rendrait compliqué leur interprétation précise en fonction d’un contexte pouvant engendrer la satisfaction ou l’insatisfaction. La plupart des images analysées constitueraient dès lors du bruit ce qui rendrait le système inefficace.



Publié dans Marketing.

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