12 mai 2020 1688 mots, 7 min. de lecture Dernière mise à jour : 12 mai 2020

Mini-cours de com n°8 : pourquoi nous adorons les séries sur Netflix

Par Pierre-Nicolas Schwab Docteur en marketing, directeur de IntoTheMinds
Dans ce « mini-cours de com », Emmanuel Tourpe nous entraîne dans une démonstration sur le pourquoi de nos consommations télévisuelles. En plus d’être un penseur reconnu, Emmanuel Tourpe est également le directeur des programmes d’Arte. Il a donc toute autorité pour […]

Emmanuel TourpeDans ce « mini-cours de com », Emmanuel Tourpe nous entraîne dans une démonstration sur le pourquoi de nos consommations télévisuelles.

En plus d’être un penseur reconnu, Emmanuel Tourpe est également le directeur des programmes d’Arte. Il a donc toute autorité pour décoder nos habitudes de consommation.

Ce 8ème opus des « mini-cours de com » a été à l’origine diffusé par Emmanuel sur sa page Facebook, et porté à la connaissance de tous sur ce blog avec son aimable autorisation.



Mini-cours de com n°8.

Pourquoi regardons-nous des bêtises à la TV – et tant qu’on y est pourquoi nous adorons les séries sur Netflix

New-York, 1942. Les États-Unis viennent d’entrer en guerre. Herta Herzog n’y pense même pas, elle met la dernière main à un article qui va révolutionner les recherches sur les médias. Elle ne le sait pas encore, mais les 30 pages intitulées « Que savons-nous vraiment des auditeurs des feuilletons quotidiens à la radio ? » va éclater comme une bombe : plus rien ne sera comme avant une fois cet article publié par son mari Paul Lazersfeld dans l’énorme volume de « Radio Research 1942-1943 ».

Qu’avait donc découvert cette ancienne étudiante du plus célèbre des chercheurs américains sur les effets des médias – et qui allait vite devenir elle-même une star ? Quelque chose à quoi personne ne s’attendait.
Herta avait été intriguée par un phénomène puissant à l’époque : l’énorme succès des feuilletons à l’eau de rose diffusés quotidiennement à la radio auprès des ménagères, les « desperate housewives » de l’époque. Ces séries radio étaient les ancêtres des Dallas et autres Plus belle la vie de l’époque. Le monde bien-pensant des mâles de 1940 n’avait pour ces auditrices et leurs séries radio que le plus profond mépris. Ces histoires d’amour, véritable collection Harlequin radiophonique, n’étaient qu’une somme de crétineries pour décérébrées. Le degré zéro de la radio, le sommet de la bêtise.

Il faut tout de même se rendre compte que nous sommes à l’époque où un musicologue et philosophe nommé Theodor Adorno considère que même les concerts de musique classique diffusés à la radio étaient une forme de sauvagerie et d’abrutissement culturel qui empêchaient les gens d’aller au concert. Alors, des séries quotidiennes tramées de baisers impossibles, d’amants magnifiques et de drames improbables…
Mais Herta Herzog prend une décision qui va énormément compter dans l’histoire de la communication. Elle décide de mettre entre parenthèses son jugement de valeur et de se tourner avec bienveillance vers le public féminin de ces séries. Au lieu de juger apriori, avec toute l’aristocratie culturelle de son temps, que ces feuilletons radio n’étaient que du lavage de cerveau pour imbéciles, elle a enquêté durant des mois sur les motivations de ces femmes. C’était là un tournant majeur : tout à coup on se mettait dans la peau du public, des auditrices, au lieu de chercher en permanence comment rendre les médias efficaces pour la publicité, faire passer des messages politiques ou lutter contre la propagande. Renversement total de point de vue : peu importe le média, que veut le public ? pourquoi consomme-t-il tel média, telle émission ? Cette révolution du point de vue (tournant vers le public) était à l’époque l’équivalent de la révolution copernicienne en science. Le « design thinking » ou l’attention à l’expérience utilisateur de nos jours sont les témoins tardifs de ce retournement.

Un romain à l'eau de rose

Un romain à l’eau de rose typique. Copyright : Leo Boudreau, Flickr

Ce que découvrit durant sa recherche Herta Herzog fit tomber de leur chaire bien des spécialistes de l’époque : les motivations des auditrices à écouter ces séries étaient en réalité très nobles, très profondes et de très grande valeur. Imaginez que l’on découvre de nos jours des raisons très positives à ce que nos ados regardent « les Marseillais » ou à ce qu’ils passent des heures sur Twitch à se regarder jouer entre eux : c’est exactement ce qui s’est passé. Herzog identifia trois grandes motivations chez ces auditrices de séries :

  • la détente émotionnelle (emotional release)
  • le rêve qui fait tenir le coup (wishful thinking)
  • la réflexion sur soi-même grâce au récit (advice seeking)

En réalité, ces femmes donnaient à ces feuilletons méprisés des fonctions fondamentales. Elles leurs permettaient à la fois d’ouvrir un sas dans une vie sur-occupée et de créer des oasis impartageables; de ne pas désespérer et de générer des formes d’échappée par delà la médiocrité de leur vie, un « principe-espérance »; et même, par la confrontation à des formes de vie différentes, de réfléchir sur elles-mêmes, leur couple et leur famille.

C’est une immense leçon d’humilité et d’amour que Herzog a donné à la recherche : une approche bienveillante révèle bien plus de choses qu’une démarche froide et catégorique; mais surtout elle découvrit, ou redécouvrit, que les médias remplissent des fonctions et répondent à des motivations distincts. Une belle recherche de B. Lahire (La culture des individus) a confirmé récemment que tout le monde utilise les médias pour des fonctions différentes : s’informer, se cultiver,, mais aussi se divertir. Même le cadre supérieur ou l’homme cultivé a besoin de temps à autre de regarder une émission qui le divertisse de sa journée, qui créée un sas de décompression. Personne ne regarde une émission littéraire au sortir d’une journée difficile ou quand les enfants crient partout dans la maison. Tout le monde regarde de temps à autre des âneries parce qu’il existe une fonction divertissante des médias. Tout le monde a déjà lu un « Point de vue images du monde », même un docteur en sciences, parce que cela remplit une fonction importante.

Toute la question – et elle est importante – consiste à ne pas rester dans cette seule demande de se vider la tête. Il y a une ascèse, une discipline personnelle à s’ouvrir à des fonctions plus élevées. Une fois que l’on s’est vidé la tête avec le feuilleton de TF1, à faire l’effort de ne pas rester hypnotiser par la facilité des choses, mais à regarder le Journal de Arte (19h45 !) ou le 28′. Bref : toutes les fonctions des médias sont nobles, mais chacun doit veiller à ce que les fonctions d’enrichissement personnel ne passent pas à la trappe. L’éducation aux médias n’est pas d’abord une discipline ou une matière à enseigner mais une discipline personnelle : que vais faire aujourd’hui même pour, non seulement me distraire, mais aussi me remplir la tête et le cÅ“ur ?

Les travaux de Herzog ont donné lieu par la suite à tout un mouvement de recherche puissance (le « Uses and Gratification Theory »). Mais ils ont aussi permis de comprendre quelque chose que le vieux Aristote (dans la Poétique), mais aussi Paul Ricoeur (dans Temps et récit) avait déjà saisi depuis longtemps : les récits, les histoires, les séries, comme les contes ou les romans, ont une fonction « cathartique » (de purification) majeure. Nous aimons les histoires (de nos jours les récits) parce qu’ils nous permettent de regarder à distance les drames de nos vies. Nous adorons les téléfilms policiers parce qu’ils parlent de la mort en la tenant sous le mors d’une enquête, nous pensons ainsi mieux l’affronter et la contrôler. Il ne faudrait pas non plus que cela devienne une obsession : il existe une facilité, à laquelle certains chaines Tv n’échappent pas, de ne plus produire que des récits de crimes au soleil.

Il existe même des « recettes » pour écrire des histoires captivantes, qui ont été étudiées par exemple par Gustav Freytag. Mais c’est sans doute Kurt Vonnegut qui a le mieux montré qu’il existe trois formes de grands récit :

  1. Le schéma « tomber dans le trou » qui trace l’évolution d’un personnage à qui tout réussit, mais qui perd sa bonne situation et sombre. Il solutionne sa problématique et revient à une meilleure fortune
  2. Le récit Roméo et Juliette décrit comment un couple se rencontre, et comment leur idylle est contrecarrée par un événement extérieur. Ils s’éloignent l’un de l’autre, mais finissent par se retrouver
  3. le modèle de Cendrillon. Un personnage sort de sa mauvaise posture pas à pas. Au moment où il pense avoir réussi, il sombre à nouveau et plus fort. Mais le personnage est sauvé et sa situation s’améliore.

Pour autant, une intelligence artificielle suffirait-elle écrire un bon récit ? non, bien sûr car le génie d’un narrateur est d’habiller ces structures froides, ces squelettes narratifs, d’un peau d’émotions et d’habits de passion.

La force des récit, leur pouvoir de transformer nos vies, qui explique leur succès ne doit pas nous obséder : la mort, l’amour, qu’ils nous décryptent et vis-à-vis desquels ils nous rassurent, ne peuvent rester de simples représentations. Les belles histoires nous mâchent les difficultés de la vie et les passions les plus brûlantes – mais il nous faut encore les avaler, les digérer et les faire nôtres. Les grands récits doivent nous amener au réel : ils sont un chemin et non un point d’arrivée. Sachons affronter la vie telle qu’elle est – tissée d’ennui, de gloire et de beauté, de tristesse et de colères, de peurs et de joies qu’aucun récit ne pourra jamais remplacer.



Publié dans Divers.

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