7 février 2019 1718 mots, 7 min. de lecture

Un compteur utilisateur unique pour contrer le Facebook Connect

Par Pierre-Nicolas Schwab Docteur en marketing, directeur de IntoTheMinds
10 entreprises françaises de média viennent d’annoncer le lancement d’un service d’identification partagée (le « compte utilisateur unique ») afin de faciliter la vie de leurs utilisateurs. L’idée est de permettre à l’utilisateur d’avoir un seul compte (adresse email, mot de passe) […]

10 entreprises françaises de média viennent d’annoncer le lancement d’un service d’identification partagée (le « compte utilisateur unique ») afin de faciliter la vie de leurs utilisateurs. L’idée est de permettre à l’utilisateur d’avoir un seul compte (adresse email, mot de passe) pour accéder à tous les sites web médias partenaires. Ce nouveau service est prévu pour l’été 2019 et couvrira 80 sites web édités par ces 10 groupes (Le Figaro, Altice, L’Équipe, M6-RTL, Lagardère Active, Czech Media Invest France, 20 minutes, Les Échos-Le Parisien, Le Point et Radio France).
Bien que l’idée semble convaincante sur le papier, sa nature même souffre de limites qui entraveront son succès. Lisez cet article pour comprendre pourquoi il aurait été crucial de réfléchir aux échecs passés pour faire de ce projet un succès.

Sommaire

  1. Le compte utilisateur unique : une idée qui a déjà échoué ailleurs
  2. Des avantages qui ont peu de valeur pour le consommateur
  3. Les 3 facteurs qui feront échouer le projet français
  4. Conclusion

Le compte utilisateur unique : une idée pas si novatrice qui a déjà échoué

L’idée d’un login partagé entre sites de médias a déjà été au cÅ“ur d’un projet lancé en Belgique en 2012. Le projet, appelé « media ID », comptait 37 sites web et 8 groupes de médias participants en juillet 2015. Ce projet a été arrêté en 2017.
Comme l’écrivait Iko Picone dans le Digital News Report de Reuters :

« Curieusement, début 2017, les grands éditeurs ont mis fin à Media ID, un système d’authentification unique sur les grands sites d’information flamands, considéré comme le projet phare de MiX, qui a bénéficié de plus de 2 M€ de subventions. »

Les avantages annoncés de Media ID

Pourtant, les bénéfices annoncés par Media ID étaient les mêmes que ceux que l’on peut lire sur l’annonce du projet français (le moins que l’on puisse dire est que ces bénéfices étaient à l’époque plus tangibles et moins flous que ce que le consortium français a communiqué pour le moment). On peut les résumer de la manière suivante :

  • Respect de la vie privée : Pleine propriété des données personnelles enregistrées sur My Media ID
  • Facilité d’utilisation : Connectez-vous à votre média favori avec un seul Media ID
  • Sécurité et confiance : Approuvé par toutes les marques de médias belges

Pourquoi Media ID a échoué

Les particularités de la Belgique (2 langues, petit marché) ont certainement joué un rôle dans l’échec de l’initiative Media ID (en particulier le manque d’engagement et de courage qui a empêché cette initiative de s’étendre au niveau national, Iko Picone oubliant de dire que des médias francophones au sud du pays avaient également opté pour ce système).
Bien que la mise en place d’une initiative sectorielle reste une idée business valable et parfaitement sensée pour des acteurs actifs sur ce marché, les besoins des utilisateurs auraient dû être mieux analysés (d’où la nécessité d’une bonne étude de marché). Voici quelques facteurs qui ont certainement joué un rôle du point de vue du consommateur :

  • la création d’un compte utilisateur pose toujours le même problème : quelle en est la valeur ajoutée pour l’utilisateur ?
  • Les avantages de l’authentification sont-ils clairs et bien compris de l’utilisateur ?
  • y a-t-il une réelle valeur ajoutée pour l’utilisateur de passer d’un site à l’autre avec le même login ?

78 % des utilisateurs s’informent en majorité via une seule source, et 94 % via deux sources au plus

Pourquoi les avantages mis de l’avant par le projet français de compte utilisateur unique ont peu de valeur

Pour comprendre la valeur qu’un identifiant unique et partagé sur différents sites médias peut représenter, nous devons d’abord en passer par quelques explications en matière d’obédiences et de consommation d’informations

Ségrégation idéologique

Gentzow et Shapiro (2010) ont inventé le terme de « ségrégation idéologique » et sont à l’origine de plusieurs travaux de recherche très intéressants, dont l’un s’intitule « Ideological Segregation Online and Offline » (publié sous la forme d’un « working paper » en 2010 et qui a servi de point de départ à leurs travaux ultérieurs). L’origine de leur réflexion est le livre de Cass Sunstein intitulé « Republic 2.0 » ainsi que la théorie de Pariser sur les bulles de filtre.
Dans leur article de 2010, ils écrivent :

« L’Internet facilite la consommation d’informations provenant de sources multiples. Bien sûr, beaucoup de personnes ne consomment des informations que provenant d’une seule source, mais il s’agit généralement de petits utilisateurs, et leur seule source tend à être l’un des grands médias centristes. La plupart des personnes qui visitent des sites comme drudgereport.com ou huffingtonpost.com, en revanche, sont de gros utilisateurs, probablement très intéressés par la politique. Bien que leurs opinions politiques soient relativement extrêmes, ils ont aussi tendance à consommer plus de tout, y compris des sites centristes et parfois de sites présentant des opinions différentes [des leurs]. Leur appétence pour l’information l’emporte sur leur extrémisme idéologique, empêchant leur consommation d’information de devenir trop  asymétrique. »

La plupart des utilisateurs consomment des informations provenant d’un nombre très limité de sites d’information

Les travaux de Gentzow et Shapiro (2010, 2013, 2016) sont cités par Flaxman, Goel et Rao (2016) dans remarquable article intitulé « Filter Bubbles, Echo Chamber, and Online News Consumption » à l’occasion duquel ils concluent que « 78 % des utilisateurs obtiennent la majorité de leurs informations d’une seule publication, et 94 % obtiennent de deux sources au maximum ».
Voici la faiblesse d’un login partagé : les utilisateurs n’ont pas une tendance naturelle à consommer à partir de différents médias. Par conséquent, la valeur qu’ils obtiendront d’une connexion partagée restera très limitée.

Pourquoi un identifiant unique, partagé entre les sites des médias français a de bonnes chances d’échouer

Si les avantages d’un compte utilisateur partagé entre groupes de médias sont clairs pour ces acteurs (meilleur ciblage publicitaire, moindre dépendance vis-à-vis de Facebook Connect, et donc au final plus de bénéfices potentiels), nous anticipons plusieurs raisons pour lesquelles ce système de compte utilisateur unique ne sera pas adopté.

Peu d’utilisateurs ont déjà compte utilisateur

L’existence de comptes utilisateurs est aujourd’hui, peu ou prou, cantonnée aux utilisateurs payants (c’est-à-dire ceux ayant par exemple un abonnement numérique à leur journal). Or ce pourcentage reste faible. Le rapport Reuters Digital News de 2018 estime qu’en moyenne 14 % seulement des utilisateurs ont payé pour s’informer au cours des 12 derniers mois. Cela signifie que 86 % des utilisateurs en moyenne de l’information sans payer. La probabilité que vous apparteniez à cette catégorie est élevée.
En l’absence d’abonnement pour accéder au contenu, les utilisateurs resteront donc réticents à créer et à utiliser un compte utilisateur (sauf si celui-ci devient obligatoire mais c’est une autre histoire).

Très peu d’utilisateurs consomment l’information sur plusieurs sites de médias

Les études mentionnées ci-dessus montrent clairement qu’une écrasante majorité des utilisateurs ne surfe pas sur plus de 2 sites d’information. L’avantage avancé d’une « connexion plus rapide à plusieurs sites média » est donc au mieux de peu d’intérêt pour la majorité, au pire fallacieux. Avec 94% des utilisateurs américains consommant des informations provenant de seulement 2 sites, il est fort probable que ces statistiques s’appliqueront également à la France et que les utilisateurs ne diversifieront pas leurs régime informationnel. Pensez à vos propres comportements et habitudes : il y a fort à parier que vous aussi vous surfez en général sur les mêmes 2 sites pour vous informer, n’est-ce pas ? Et la probabilité que vous surfiez de manière anonyme (c’est-à-dire sans être connecté à un compte utilisateur) est également assez élevée.
Nous pensons qu’un site de média comme Le Figaro dispose au maximum d’une base de 10% d’utilisateurs connectés (la moyenne Reuters pour la France est de 11%). La conversion des 90 % restants semble une tâche relativement insurmontable (à moins bien entendu de rendre le « login » obligatoire).

Les avantages du compte utilisateur unique ne sont pas clairs pour les utilisateurs

Les avantages annoncés de la création de ce compte utilisateur sont faibles. Bertrand Gié, directeur au Figaro, explique « Si vous débutez un article sur PC, vous pourriez reprendre votre lecture là où vous vous étiez arrêté sur votre smartphone ». Si cette fonctionnalité a un sens pour les programmes vidéo ou audio, sa pertinence pour la lecture d’article est pour le moins discutable.

Les avantages pour l’utilisateur d’une consommation plurielle sont nuls

Outre la facilité de connexion à plusieurs médias, la valeur ajoutée pour l’utilisateur d’utiliser un même compte utilisateur sur plusieurs sites de média est inexistante. L’alliance des 10 médias français prévoit de ne partager que l’adresse e-mail de l’utilisateur, ce qui l’empêchera de lui recommander des contenus provenant de sites web d’autres membres qui pourraient l’intéresser. C’est d’autant plus dommage que la portabilité des données fait partie intégrante du RGPD et visait justement à permettre, dans le secteur des médias, de procurer de tels bénéfices.

Conclusion

Le compte utilisateur unique est une fonctionnalité qui est de plus en plus proposée et qui intéresse au premier chef les groupes média qui cherchent par tous les moyens à moins dépendre de Facebook. Des discussions sont en cours au Royaume-Uni pour mettre en place un tel système, et deux systèmes (NetID et Verimi) coexistent déjà en Allemagne.
Le projet français suit donc cette tendance mais ne propose aucune réelle valeur ajoutée au consommateur. Ce projet semble ne tourner qu’autour de l’intérêt des médias pour la publicité ciblée et à l’augmentation de leurs bénéfices.
Nous sommes convaincus que le manque d’attention accordée aux avantages réels apportés aux utilisateurs fait peser un risque important sur la réussite de ce projet.

Image : shutterstock



Publié dans Innovation.

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