7 mai 2020 2030 mots, 9 min. de lecture

Mini-cours de com n°7 : communication visuelle et orale

Par Pierre-Nicolas Schwab Docteur en marketing, directeur de IntoTheMinds
Depuis quelques semaines nous avons pris l’habitude d’ouvrir ce blog à un auteur d’exception. Emmanuel Tourpe, professeur de communication et de philosophie et directeur dès antennes d’ARTE, nous enchante avec ses « mini-cours de com » dans lesquels il synthétise avec brio […]

Emmanuel TourpeDepuis quelques semaines nous avons pris l’habitude d’ouvrir ce blog à un auteur d’exception. Emmanuel Tourpe, professeur de communication et de philosophie et directeur dès antennes d’ARTE, nous enchante avec ses « mini-cours de com » dans lesquels il synthétise avec brio ses connaissances.

Dans le « mini-cours de com » n°7, Emmanuel nous régale d’un texte qui nous renvoie à nos habitudes stériles : idolâtrie de l’image, culte du superficiel. I nous rappelle également avec justesse que la parole est apparue avant l’écriture. C’est toutefois ette dernière qui a permis à la civilisation de progresser en transmettant les connaissances d’une génération à l’autre, à une époque lointaine où l’espérance de vie était insuffisante pour assurer une pérennisation des connaissances seulement par la parole.

Je vous laisse déguster ce nouveau « mini-cours de com » d’Emmanuel en vous rappelant de lire les épisodes précédents : n°1, n°2, n°3, n°4, n°5, n°6.



Mini-cours de com n°7

La rage de voir, la sagesse de l’écoute : de l’œil affolé à la douceur d’une parole

Tout le monde croit savoir que certains d’entre nous ont une mémoire visuelle et d’autres une mémoire auditive. C’est une vieille théorie du 19e siècle que l’on doit à Charcot. Elle est en réalité plutôt fausse (les mémoires liées aux sens sont partielles et s’effacent vite comme l’ont montré des recherches des années 1960). Le poète Claudel avait un beau mot : « L’œil écoute » qui montre bien qu’en réalité tous nos sens sont connectés : un « sens commun », comme l’appelait Aristote, vient nouer au final toutes nos sensations distinctes.
Tout ce que je perçois s’unifie en réalité dans ma vision du monde : il n’y a pas d’un côté ce que j’entends et de l’autre ce que je goûte ou vois mais des fleuves de sensations qui viennent se jeter dans l’embouchure de ma compréhension du monde. Et dans l’océan de mon intelligence toutes ces eaux distinctes se rassemblent en une masse unique.

Mais il y a un fond de vérité passionnant derrière cette affaire : il existe une vraie différence de perception des choses selon que l’on regarde ou que l’on entend; selon que l’on parle ou que l’on écrit. Regarder, écouter, lire (ou montrer, parler, écrire) – ce sont bien trois portes distinctes sur le sens des choses. Communiquer par vidéo, par téléphone ou par mail cela n’entraîne pas du tout les mêmes conséquences. Ce ne sont pas seulement deux sens (la vision, l’audition) et trois moyens d’expression (montrer, parler, écrire) mais bien trois portes de l’âme et du sens qui s’ouvrent devant nous.

Marshall McLuhan

Marshall McLuhan

Une star absolue des années 60 (qu’à l’époque on mettait au même niveau que Marylin Monroe ou Andy Waroll) a énormément travaillé ce sujet : Marshall McLuhan. Bonne nouvelle : tout le monde connaît au moins deux de ses slogans : 1. Le médium est le message 2. Le village global.
Mauvaise nouvelle : ses écrits géniaux (comme La Galaxie Gutenberg) sont héroïquement touffus, chaotiques, et à la limite fine du n’importe quoi. Mais on peut en retenir UNE idée force intéressante : le support (média) que j’utilise pour m’exprimer est déjà en lui-même un message. Le fait de montrer, de faire écouter, de faire lire est déjà en lui-même un message en profondeur.
La télévision par exemple (qu’il appelle un média « chaud » parce qu’il sature notre perception) nous laisse relativement passifs et nous hypnotise. On voit qu’il ne connaissait pas encore Arte – ah ah. La radio (média « froid ») requiert beaucoup plus de notre imagination, de notre attention : nous devons nous mêmes contribuer car tout n’est pas donné dans le son, nous devons faire un effort de participation.

Mais on doit aller bien plus loin que ces théories semi-vaseuses, demi-brillantes de McLuhan. Quelle vérité se cache là-dedans ? J’en vois deux.


1. La Méduse ou les tentations de l’œil

Aujourd’hui tous les médias calculent leur succès en « vidéos vues » sur internet. La doctrine est partout le même : « video first ». Nous sommes dans une société dominée par la vision – pour la raison simple que c’est le sens dominant chez nous. Mais il y a un véritable danger que McLuhan a presque perçu : le regard est saturé par la lumière, les couleurs, les images. Nous risquons à tout moment l’idolâtrie c’est à dire de confondre ce que nous voyons avec ce qui est. « L’image » de nous-mêmes l’emporte et le maquillage devient la norme de notre apparence. Le physique de quelqu’un l’emporte sur le reste, nous confondons par instinct beau corps et belle personne. Des ados restent des heures devant des émissions à zéro contenu juste parce que le flux des images est hypnotique. Je vois deux médicaments à cette inflammation des yeux : l’icône et l’écoute.

1.1. L’icône et l’idole

Nos musées sont traversés par des hordes de gens qui prennent en photo ou en vidéo des chefs d’œuvre absolus sans plus prendre le temps de regarder. Ils sont dans l’idolâtrie de l’image. Le porno est sans doute l’échelle la plus basse de cette
Idolâtrie du voir où le corps de l’autre devient un objet toujours plus matériel et toujours moins relationnel.
Je propose, avec un penseur nommé Jean Luc Marion (L’icône et la distance) de ressourcer notre regard dans un vrai et lent apprentissage de la vision et de la beauté. Par exemple, une fois par semaine, de prendre le temps de contempler – et non pas juste voir –
un tableau de maître. D’y appliquer notre attention. Longuement. En entrant dans cette œuvre ouverte à notre interprétation et qui n’attend que notre lecture pour s’achever. Emmanuel Levinas, excellent philosophe, disait que les visages des vieilles personnes étaient les plus beaux car dans leur dépouillement, parfois dans la perte de forme, l’éclat de l’âme apparaît. Le vrai érotisme lui-même se bande les yeux pour ouvrir les autres sens à des perceptions que le pouvoir pétrifiant du regard empêche. Ne soyons plus médusés, comme ceux qui étaient pétrifiés quand la Méduse les regardait.

Tête de Méduse. Michelangelo Merisi dit Le Caravage (1597-1598)

Tête de Méduse. Michelangelo Merisi dit Le Caravage (1597-1598)

1.2. La statue de sel

Quand la femme de Loth se retourne pour voir Sodome en flamme au lieu d’écouter ce qui lui a été dit elle se transforme en statue de sel. Nous ne savons tellement plus écouter que la plupart du temps nous n’entendons même pas les paroles des chansons que nous aimons. A la messe nous sommes souvent incapables de suivre ce qui est dit que nous nous forçons a lire les textes en même temps qu’on nous les lit. Les protestants ont apporté aux catholiques une vraie leçon : la Parole est en elle-même quelque chose qui nous saisit. Notre culture Catholique du voir et du montrer (architecture, peinture, statuaire..) nous avait fait perdre de vue… l’écoute. La Contre-réforme Catholique a tellement voulu opposer le voir (cf Roccoco) à l’écoute protestante de la parole que ça en est devenu absurde.
Aujourd’hui des applications comme Audible sont une chance pour réapprendre à entendre, écouter. Forçons nous parfois à écouter la radio (arte radio, France Culture, France Inter, musique 3) et pas seulement la télévision afin de nourrir notre oreille qui est un sens délaissé. Pour les chrétiens c’est le moment de réapprendre ce que veut dire : au Commencement était le Verbe – la Parole. De ce point de vue les podcasts ne sont pas seulement une percée technologique mais une opportunité culturelle majeure : retrouver notre oreille, notre écoute enfouie sous des siècles de privilège de la vision.

Sodome et Gomorrhe, détruites par le souffre et le feu. John Martin (1852)

Sodome et Gomorrhe, détruites par le souffre et le feu. John Martin (1852)


2. Gossip girls : la parole n’est ni le langage ni l’écriture

On nous fait croire que notre histoire a commencé avec l’écriture. C’est faux et c’est une illusion… d’optique. Notre histoire a commencé par la parole, par les récits au coin du feu. L’écriture est un témoin tardif d’une histoire orale. L’histoire a commencé avec la parole. D’ailleurs de très grands spécialistes (comme Marcel Jousse) ont montré que les grands récits écrits de notre civilisation étaient faits pour être mémorisés et racontés à l’oral : leur rythme est celui d’une parole. Tard vient l’écriture. Un philosophe nommé Derrida allait un peu loin dans ce privilège de la parole sur l’écriture en ne reconnaissant de sens, de vérité qu’à ce sujet est dit. L’écriture serait la mort de la communication. Il ne faut pas exagérer car comme dit l’adage « les paroles s’envolent et les écrits restent ». L’Ecrit est une manière de fixer dans le temps un message : une lettre d’amour veut bien dire qu’on grave dans l’airain quelque chose. L’Ecrit éternise notre parole, lui confère un poids qui est celui de la demeure, du rester.

Mais il y autre chose, que Louis Lavelle dans le petit livre dont je mets ci-dessous le lien gratuit a bien vu :

« Nous n’avons plus l’expérience de la solitude où la pensée s’éprouve elle-même en se muant peu à peu en paroles, dont l’effet est à la fois de la rompre et de l’agrandir ».

Nous confondons souvent bavarder et parler. Notre langage est rarement l’expression maximale d’un ressourcement intérieur. Plus souvent nous occupons le temps disponible avec des mots. Mais cela peut être un gaspillage de la parole. Celle-ci ne mérite-t-elle pas d’être rare (« il sera demandé compte de toute parole inutile ») ? Tourner sept fois la langue dans sa bouche avant de parler n’est pas qu’une expression de prudence : c’est un conseil de sagesse. Le pouvoir manipulateur de la parole, ou sa perte de sens dans du chatting et du gossip, dans des sextos ou des tweets insipides, doit se voir opposer la parole essentielle et venue du fond de l’âme. Parler nous engage. Un mot met en risque notre âme et comme à découvert. Si nous retrouvions cette profondeur du langage, cet enracinement de la parole dans les profondeurs de notre cœur ? Et par là sa vraie valeur ? Laissons le dernier mot justement à Lavelle : « La corruption de la parole et de l’écriture est la marque de toutes les autres corruptions : elle en est à la fois l’effet et la cause. Et l’on ne peut songer à purifier l’une ou l’autre sans purifier son âme elle-même. La période où nous vivons est à cet égard pleine de périls : il faut veiller pour les conjurer. »


Pour aller plus loin

Lavelle, L. (1946). La parole et l’écriture

von Balthasar, H. U., & Givord, R. (1960). La prière contemplative


Illustration de couverture : shutterstock



Publié dans Divers.

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